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Evilis

« Evilis… Entend ton nom. Entend notre voix. Nous qui te l’amenons. Evilis, tu es notre et nous sommes tiennes. »

1

 

Les Ombres n’étaient pas apparues subitement, elles avaient toujours été là, dissimulées dans les angles morts, apparitions furtives à la marge de son regard. Enfant déjà, il percevait leur densité et leur agitation dans sa vision périphérique. Elles lui murmuraient en songe que le monde n’était pas ce qu’il prétendait être. Il y avait autre chose, quelque chose de plus grand, de plus sombre aussi. Elles s’étaient manifestées clairement pour la première fois alors qu’il avait neuf ans, l’année précisément où sa grand-mère l’avait adopté officiellement. Elles étaient venues avec un nom, son nom, Evilis. Elles le lui avaient soufflé au creux de l’oreille et s’étaient mises à danser devant ses yeux. Il les avait d’abord prises pour des amies, de drôles de créatures venues sur terre pour veiller sur lui. Mais les Ombres étaient vicieuses et grinçantes, elles tordaient son esprit, lui murmuraient de terribles présages. Elles l’humiliaient, comme un écho des violences qu’il subissait au quotidien et qui imprégnaient son petit corps d’enfant. Et lorsqu’il fut assez fragile, brisé, elles se glissèrent en lui pour la première fois, et déchaînèrent leur fureur. C’était une sensation indescriptible, que d’être envahi par une force extérieure, une altérité radicale, qui s’épanouissait comme un poison du creux de son ventre jusqu’au bout de ses doigts. Il gardait de cette perte de soi un souvenir effrayant. Qui était-il lorsque les Ombres se glissaient à l’intérieur de lui ? À chaque fois, la même chose, des crises d’une violence inouïe, durant lesquelles il s’arrachait la peau et hurlait de douleur, car les Ombres ravageaient tout dans son corps, son cœur et son âme.

 

Assis, penché au-dessus d’une feuille, un stylo à la main, il griffonnait avec empressement. Des formes noires et incertaines apparaissaient dans les aplats. Des formes à peine humanoïdes, pur mouvement, toujours en transition, en état de métamorphose. Les Ombres étaient impossibles à saisir. Il avait tenté maintes fois de les dessiner, mais elles ne supportaient pas la fixité du papier. Il les côtoyait depuis toujours, désespérément seul à les voir et les entendre, et ne parvenait pas lui-même à les décrire. Elles étaient autre chose, quelque chose que le langage ne pouvait pas contenir, une aberration, matière obscure, désordre et chaos. Il leva la tête et soupira, incapable de rendre compte de cette terreur envahissante qui occupait tout l’espace autour de lui. Il jeta un regard par la fenêtre, à cette époque de l’année, le parc de l’hôpital ressemblait à un havre de paix. Mais il n’y avait que malheur et désolation entre ces murs.  

2

 

Une mouche voletait dans la pièce, suivant un chemin abstrait pour celui qui regardait. Elle se posait aléatoirement, d'un objet à l'autre, reniflait et frottait ses pattes minuscules, en épiant de son œil aux multiples facettes cet endroit insensé pour un insecte aussi petit. Elle se déplaçait de la bibliothèque en bois d'orme, somptueuse, débordant d'ouvrages et de dossiers en tout genre, au bureau serti d'un cuir vert, dos à la fenêtre, qui donnait sur une cour arborée. L'endroit était confortable, un lieu paisible pour travailler et se confier. La mouche se posa sur l'épaule du Docteur Remond, un homme entre-deux âges au visage amical. Bzz Bzz... Pour Evilis qui était assis juste en face du médecin, il y avait quelque chose de méditatif à regarder cette mouche voler. Il la suivait du regard, sans trop se soucier de l’homme qui lui jetait des coups d’œil après avoir griffonné quelques mots sur son carnet.

– Vous revoilà donc parmi nous ? finit par dire le médecin. Comment allez-vous aujourd’hui ?

– C’est un peu flou, commença-t-il, j’ai tout le temps mal à la tête, et beaucoup de trous de mémoire.

– Vous sortez d’une grosse crise Ange, et…

– Evilis. coupa-t-il.

– Pardon ?

– Evilis, c’est mon nom, je vous l’ai déjà dit, non ?

Le docteur éplucha ses notes avant de hocher la tête en souriant. Effectivement, il avait déjà noté ça plusieurs fois.

– C’est le nom que vous vous donnez depuis petit, en effet.

– Ce n’est pas moi qui me le suis donné. C’est elles.

– Elles ? Ce sont vos voix qui vous l’ont donné, n’est-ce pas ? Les ombres, c’est ainsi que vous les appelez ? Et nous en avons déjà parlé, ce sont des hallucinations. Votre nom est Ange, Ange Grégoire, et il est important que vous restiez attaché à cette réalité.

Evilis haussa les épaules et détourna le regard. Il faisait rouler une mèche de ses cheveux cendrés entre ses doigts. Des cheveux qu’il portait longs depuis toujours, d’une couleur étonnante, un blond presque gris. Le docteur le regardait silencieusement. Ce jeune homme l’émouvait d’une manière toute particulière. Il le côtoyait depuis des années maintenant, et tous les six mois, la même rengaine, il arrivait dans un état de délire et de frénésie complète, hors de la réalité, et il fallait ensuite longuement travailler à lui faire reprendre pied. Hors de ses crises, il se montrait discret et délicat, beau garçon rêveur, l’air toujours un peu ailleurs. Une vie brisée, qu’il ne pourrait pas sauver.

– Evilis, Evil, Ange… Vous ne trouvez pas cela évocateur, que ce soit précisément ce nom-là qui vous soit venu ? demanda le docteur en choisissant prudemment ses mots pour ne pas le brusquer. Il y a comme une forme de dualité, avec votre nom officiel. Peut-être une forme de rejet de ce qu’il représente ?

Evilis acquiesça en souriant mollement. Il n’avait pas la force de se battre, et personne ne le croyait de toute façon. Mais ce nom était ancré au fond de lui, gravé dans ses os, dans son ADN, c’était un nom millénaire qu’il portait comme un fardeau. Sans réponse de sa part, le docteur reprit :

– Et ces ombres, que vous disent-elles d’autres actuellement ?

– Rien de bien agréable, vous le savez, le genre d’horreurs qui vous donnent envie de vous arracher la tête. Mais parfois, elles m’amènent des souvenirs, des souvenirs bien concrets, des souvenirs qui m’appartiennent, mais de vies qui ne sont pas la mienne. C’est étrange comme sentiment. Tous ces souvenirs appartiennent à un même homme, Evilis, et chaque fois cet homme est hanté par des Ombres qui ravagent son esprit… Je perds la mémoire dans cette vie, et je remémore toutes celles que j’ai vécu avant. Bizarre non ?

Le silence retomba sur eux. Evilis n’était pas loin de passer de l’autre côté, et de perdre irrémédiablement le contact avec la réalité.

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