Jacob McLuhan
1
Son souffle se brisa dans un dernier soupir et ses paupières se levèrent sur un faisceau de lumière dorée qui faisait danser les poussières devant son nez. Il lâcha son membre gonflé, palpitant, et leva sa main gluante au-dessus de lui pour observer la couleur blanchâtre de sa semence d'adolescent. Après l’extase, venaient les doutes. Comment en était-il arrivé là ? Autour de lui, des murs clairs, des draps en coton, qu'il sentait sous ses cuisses à peine dénudées, des visages inconnus sur des photographies soigneusement accrochées, et des rideaux légers, qui filtraient délicatement la lumière du soleil d'été. Il ferma les yeux et se remémora son sourire plein, sa poitrine épanouie, les quelques rides qui parcheminaient sa peau brunie, très légèrement tachetée par trop d’activités ensoleillées. L’excitation le gagna à nouveau, mais il la contint. Voilà déjà un mois qu’il jouait à ce jeu-là, qu’il se glissait dans ses draps, à elle qui ne connaissait même pas son nom. Jacob savait ouvrir toutes les portes, et rien n’embrasait plus son imagination que de se trouver là où il n’avait pas le droit d’être. S’approprier l’espace d’un instant quelque chose qui n’était pas à lui. Ses fantasmes se confondaient avec la réalité, et il se diluait dans l’entre-deux monde, des rêves et des cauchemars, enveloppait dans l’épaisseur de l’illusoire, de l’indicible et de l’invisible. Il était une vermine, un parasite, qui se glissait dans les interstices, se répandait comme une matière gluante, enveloppait et étouffait ce qui se heurtait au mur de ses désirs. Il était la tache noire qui s’étend inévitablement sur la page immaculée. Dans ses brefs moments de lucidité qui supplantaient le vertige de l’euphorie, il ressentait non pas des remords, mais de la peur. Quel affreux monstre sommeillait en lui ? Ces quelques escapades interdites cachaient quelque chose de plus terrible encore. Il l’entendait gronder dans son corps, tapis dans les tréfonds de son âme, à deux doigts de l’éveil, prêt à avaler les derniers fragments de sa conscience. Cette chose grossissait, grandissait, nourrie par ses délires et les actes qui les confirmaient. Jacob était au seuil, prêt à faire le grand plongeon vers la folie.
Il essuya paresseusement sa main dans un mouchoir, et le cliquetis des clefs dans la serrure un étage plus bas le ramena à la réalité. Il fallait partir avant d’être vu.
2
Assis en tailleur au milieu d’une pièce vide, plongée dans l’obscurité, Jacob se tenait la tête. Les volets étaient clos, les fenêtres barricadées pour dissuader les curieux, la plupart des murs avaient été tagués par quelques voyous en mal de sensations fortes, et une épaisse couche de poussière recouvraient chaque volume. Les meubles avaient été retirés dès le départ du dernier locataire. Depuis sept ans, cette maison était inoccupée. La charge mémorielle était trop lourde, les murs vibraient encore des horreurs qui s’y étaient produites. Mais Jacob ne pouvait lui résistait, happait par sa pesanteur. Il passait plusieurs heures à errer de pièce en pièce, à essayer de rassembler les souvenirs de cet été-là. Le drame qui avait touché la communauté de Hawthorn Haven prenait racine entre ces murs. Une chaleur écrasante s’était abattue sur le pays. L’été le plus chaud de la décennie. Les après-midi brûlants se succédaient, et la moiteur s’était transformée en langueur dans le quartier. Les souvenirs de Jacob étaient inconsistants, comme fondus par cette canicule. Il se rappelait des après-midi entiers passés dans cette demeure, avec ses trois amis, aux côtés de son fabuleux propriétaire, Amadeus Ferguson, un nom que les journaux avaient titré en gras pendant des mois. Il se rappelait la douleur, il se rappelait les expériences, il se rappelait la dévotion infinie qu’ils vouaient tous à cet homme. Il se rappelait la mort, le petit corps de Teddy qui avait succombé, après avoir atteint la limite tant recherchée, sans avoir pu en revenir. Teddy, qu’ils avaient essayé d’enterrer dans le parc, dans le sol aride, avant qu’on ne les retrouve, trois enfants hagards couverts de poussières. Ce qui s’était passé ensuite, il s’en souvenait par bribes, et le récit qu’en avaient fait les journaux lui paraissait affreusement erroné. La police, les interrogatoires, le procès, et Amadeus, emprisonné pour toujours, qualifié de monstre, de gourous, un tortionnaire d’enfants, prêt aux pires tortures pour confirmer ses délires mystiques. Rien sur les prouesses qu’ils avaient accomplies cet été-là. Parce qu’ils n’avaient rien dit, ils n’avaient pas le droit. C’était à eux, leur secret, le secret de ceux qui sont allés aux portes de l’occulte, et ont ouvert une brèche dans la réalité. Que restait-il à présent, sinon des souvenirs confus et une profonde solitude ? Toutes les familles impliquées avaient quitté le quartier, brisées par la honte et la terreur. À présent, il fallait plus d’une heure de bus à Jacob pour s’y rendre, et découvrir chaque fois avec la même ironie que toutes les banlieues chics se ressemblent. Accroché au passé, il ne cessait de revenir là où tout avait commencé.